LA SITUATION: douleurs, dangers, devoirs, consolation des catholiques, dans les temps actuels, par Mgr GAUME

Édition entièrement recomposée, qualité 3, 109 page, 14,5 x 20 : 14 €

Extrait du premier chapitre

DOULEURS

 LETTRE I

Cher ami,

Vous me rappelez OU ALLONS-NOUS ? Cet ouvrage, publié il y a seize ans, est à vos yeux l'histoire anticipée de ce que nous voyons, et vous me priez de dire en 1860, ce que je pense de la situation de l'Europe, comme je le disais en 1844. Je laisse à votre amitié la responsabilité de son jugement. Quant aux désirs de savoir où nous en sommes, à part ce qu'ils ont pour moi de personnel, qui pourrait les blâmer ? Ils ne sont que trop justifiés par la gravité des circonstances.

A certaines heures du jour, le soleil brille de tout son éclat. L'homme peut alors se livrer à ses occupations et marcher sans crainte de perdre sa route. Mais il vient un moment où le soleil passe au-dessous de l'horizon. Sans disparaître entièrement, les objets s'obscurcissent et s'effacent. Bientôt la nuit se fait, et nul ne peut plus, sans péril, travailler ni marcher[1].

Cette alternative de lumière et de ténèbres a lieu dans le jour qu'on appelle la vie : vie des nations aussi bien que des individus. Lorsque le soleil de la foi brille sur elles, les sociétés marchent sans crainte de s'égarer. Mais il arrive des époques où l'erreur, longtemps ménagée, finit par amonceler des nuages qui obscurcissent l'horizon. La vérité ne projette plus, sur la plupart des intelligences, que des lueurs douteuses. Le danger de s'égarer devient imminent.

A ces heures redoutables une sorte de vertige semble tomber sur le monde. Les tètes tournent. Les mots changent de signification. Les plus fermes esprits ne raisonnent plus, les autres déraisonnent complètement. Dans le conflit incessant des opinions contradictoires, les convictions chancellent. L'incertitude du vrai engendre l'incertitude du droit. De là, une foule de jugements erronés et, trop souvent, d'actes éternellement regrettables.

Si nous n'en sommes pas là, voilà du moins où nous allons. La nuit se fait en Europe. Je ne vous en citerai qu'une preuve. Un procès, sans exemple comme sans nom dans l'histoire, est fait à la papauté. Depuis dix mois, des nations, filles de l'Église, plaident publiquement contre leur mère. Elles l'accusent de beaucoup de choses et demandent qu'on la dépouille. Pour ou contre, toute l'Europe a pris part aux débats. La cause paraît être entendue. En ce moment, la sentence se rend à coups de canon. Prisonnier, fugitif ou martyr, le Père des chrétiens mangera désormais le pain de l'aumône et ne saura où reposer sa tête. Les uns disent : bien jugé. Les autres : c'est un fait accompli. Quelques-uns : c'est un parricide.

En présence de ces jugements opposés, le droit du catholique est de demander au prêtre la lumière nécessaire pour éclairer le présent et pour orienter l'avenir : Sentinelle, qu'en est-il de la nuit ? Le devoir du prêtre est de répondre. Pour l'accomplir, autant qu'il est en moi, je vous envoie ces quelques pages. Elles auront atteint leur but, si elles contribuent à mettre l'esprit et le cœur des catholiques à l'unisson de celui de l'Église, leur mère.

Avant tout, il faut définir la situation. Quelle est-elle, et quels sont ses caractères distinctifs ? Dégagée des mille sophismes par lesquels on cherche à l'obscurcir ou à la dénaturer; en dehors des accessoires politiques, qui sont seulement les péripéties du drame, la situation se résumait hier en trois mots : «Diminuer le patrimoine de Saint-Pierre; faire du Pape le pensionnaire de l'Europe ; ne lui laisser qu'un trône chancelant et un sceptre dérisoire».

Aujourd'hui, la Révolution, devenue plus hardie, formule ainsi son projet : «Un empire italien, avec Rome pour capitale»[2].

Voilà le but. En vain on a employé tous les moyens de donner le change aux catholiques et à l'Europe. Ce que la Révolution veut aujourd'hui, ce qu'elle voulait hier, ce qu'elle a toujours voulu, ce n'est ni Milan, ni Florence, ni Palerme, ni Naples, ni Venise : c'est Rome. Si elle prend la Toscane et la Lombardie, la Sicile et les Romagnes, c'est pour prendre Rome. Voilà, je le répète, ce que la Révolution veut d'une volonté immuable. J'ajoute : voilà ce qu'elle doit vouloir. Avant d'en dire la raison, il est nécessaire de bien caractériser sa guerre actuelle contre la métropole du catholicisme.

Or, cette guerre présente des caractères qui la distinguent essentiellement de toutes les autres, et qui en augmentent la gravité. Dans les siècles passés, on a vu plusieurs fois les papes obligés de quitter Rome et de fuir en exil. L'expulseur avait un nom propre. Il s'appelait tour à tour Henri, Othon, Barberousse. On savait à qui s'en prendre. Aujourd'hui, l'expulseur du Pape n'a pas de nom propre : il s'appelle LÉGION.

Garibaldi, Fanti, Mazzini, Victor-Emmanuel et les autres ne sont que ses soldats. Légion n'est nulle part et il est partout. Il habite l'air. Toutes les langues il les parle. Tous les échos du monde répondent à sa voix. C'est lui qui fait le procès à la papauté; qui la cite à la barre du monde entier ; qui discute ses droits ; qui transforme en problème ce qui était à l'état de dogme, et qui fait crier par des millions de voix : Le Pape a tort. Légion, c'est l'Esprit qui souffle aujourd'hui sur le monde et qui l'arme contre le Saint-Siège.

Autrefois, l'expulsion du Vicaire de Jésus-Christ était un acte de brutalité et de violence passagère. L'opinion publique protestait avec énergie et forçait bientôt le ravisseur à lâcher sa proie. Aujourd'hui, le même fait est un acte calculé de sang-froid ; un acte qui entre dans un plan général et qu'on prétend faire passer pour légitime. On n'expulse pas le Saint-Père, on lui prouve qu'il doit se retirer. Sur la valeur des motifs, l'opinion est partagée : la papauté tombe aux applaudissements de la moitié de l'Europe.

Autrefois, la spoliation du patrimoine de Saint-Pierre n'enlevait pas à l'Église toute son indépendance territoriale. Propriétaire foncière dans tous les pays, elle continuait d'être une puissance avec laquelle il fallait compter. Aujourd'hui, en confisquant les États Romains, on ôte à la mère des nations chrétiennes, le dernier coin de terre indépendant qui lui reste.

Autrefois, la papauté était pour l'Europe baptisée, ce qu'était l'arche sainte pour le peuple d'Israël. Y toucher; ce n'était pas seulement la blesser au cœur, c'était attaquer Dieu Lui-même à la prunelle de l'œil. Aujourd'hui, les attentats les plus monstrueux contre le Saint-Siège, laissent les nations indifférentes. A peine si la terre des preux a fourni quelques milliers de croisés, pour défendre la plus sacrée et la plus glorieuse des causes !

D'où vient ce changement de dispositions dans l'esprit public ? Comment expliquer l'effrayante facilité avec laquelle la Révolution marche à son but ? Quel est le sens de l'inique entreprise, dont le dernier acte sera probablement consommé avant la publication de ces lettres ?

Tout gouvernement s'appuie sur deux forces : la force morale et la force matérielle. Pour un état faible, essentiellement pacifique et environné d'états puissants, la première est tout. Chez lui et hors de chez lui, il faut que l'affection générale, le respect, la popularité, en un mot, l'environne et lui tienne lieu d'armées et de citadelles. Malgré des tribulations inévitables, ainsi vécut pendant dix siècles, paisible et vénérée, la royauté de Saint-Pierre, au milieu de la belliqueuse Europe. Cette popularité puissante, née de l'amour et de la foi des peuples, protége-t-elle aujourd'hui la royauté bénie de Pie IX ?

L'Europe actuelle est aux trois quarts hérétique, schismatique, rationaliste et indifférente : c'est un fait.

Depuis longtemps les nations modernes, même catholiques, tendent à se séculariser, ce qui veut dire à s'affranchir le plus qu'elles peuvent de l'autorité religieuse : c'est encore un fait. «Les sociétés, dit-on, sont laïques. Elles doivent l'être. Tel est l'esprit du temps, le signe de la virilité, la condition du progrès».

De ces deux faits en résulte un troisième : L'Europe actuelle ne comprend plus un PRÊTRE-ROI. Elle plaint ses sujets, comme on plaint les parias de l'Inde. Mais elle comprend et supporte très bien, comme tous les pays hérétiques et schismatiques, un ROI-PONTIFE. A ses yeux, la royauté pontificale est un débris suranné du moyen âge; un legs honteux des temps d'ignorance ; un reste de théocratie incompatible avec la civilisation et un obstacle à l'affranchissement de l'esprit humain.

De là, comme conséquence inévitable, le partage de l'opinion sur la question romaine. De là, les milliers de sarcasmes, répandus partout, contre le gouvernement du Pape, contre la conduite politique du Pape, contre les sujets du Pape, contre les soldats du Pape. C'est donc un fait tristement vrai, que le gouvernement temporel du Vicaire de Jésus-Christ n'a plus pour défense la puissante popularité d'autrefois. Là se trouve la double cause de son instabilité et des triomphes de la Révolution.

Cette situation est l'ouvrage de l'Europe qui n'en est que plus coupable. Elle vous le paraîtra bien davantage, si vous examinez le but de la spoliation qu'elle poursuit avec tant d'opiniâtreté, ou qu'elle laisse accomplir avec tant de faiblesse.

Isoler l'Eglise; la refouler peu à peu hors de la société ; affaiblir son action sur le monde ; la ramener à l'état de puissance purement spirituelle, comme aux jours des Catacombes ; la rendre dépendante de César; gêner ses mouvements et la faire entrer dans la phase la plus difficile de son existence : Pour qui sait lire, telle est la première idée, écrite dans le fait suprême qu'on songe à consommer.

Constituer le pouvoir temporel, maître absolu de la terre par la propriété, de l'intelligence par la doctrine, et de la volonté par la loi; anéantir ainsi le grand fait social du christianisme, la division hiérarchique des pouvoirs : Telle est la seconde idée, réalisée déjà par tous les gouvernements hétérodoxes.

En d'autres termes, le fait actuel signifie : SUBSTITUTION DU RÈGNE ABSOLU DE L'HOMME AU RÈGNE DE DIEU. Tels sont les caractères extérieurs de la situation. Dans ma première lettre j'essaierai de vous en dire la raison mystérieuse.

Tout à vous, etc.


 

[1] Ambulate dum lucem habetis, ut non vos tenebræ comprehendant. Joan. xii, 35.

Venit nox quando nemo potest operari. Id. ix, 4.

[2] Le temps des demi-mots est passé. M. de Cavour vient de dire en plein parlement : Nous voulons que la Ville éternelle devienne la capitale de l'Italie. A quelles conditions, quand et comment? Nous pourrons le dire dans six mois. Le dénouement explique la comédie.