MARIE, ÉTOILE DE LA MER, par le Dr. Louis-Marie de CONCILIIS
édition recomposée, qualité 3, 1 volume 14,5x20, 154 pages  :
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AUX HOMMES DE CE SIÈCLE
LE TRADUCTEUR, Mgr GAUME

V

oici un homme illustre par sa naissance, illustre par ses talents, plus illustre par les iniquités de sa vie. Enfant du siècle passé, il naquit, comme nous, sur un sol ébranlé jusque dans ses fondements. Comme le nôtre, son berceau fut balancé par les orages; ses premiers pas s'essayèrent parmi les ruines. La douce voix d'une pieuse mère retentit un instant à. Son cœur; mais bientôt, bientôt l'écho n'apporta plus à son oreille que le cri sauvage de l'impiété, le bruit lointain du canon qui foudroyait les trônes, le retentissement de la hache qui faisait tomber les têtes, et du marteau qui démolissait les temples.

Comme le vaisseau sans pilote et sans lest, que chassent les vents déchaînés ; comme le brillant coursier que presse l'habitant du désert, le fils impétueux de la belle Italie se jeta, tête baissée, dans l'immense tourbillon qui emportait pêle-mêle les sceptres et les tiares, les réputations et les fortunes, les croyances et les moeurs. Il s'abandonna sans lutter au rapide courant du fleuve. Sur ses lèvres étaient des chants joyeux; des roses cueillies aux rives fugitives du torrent couronnaient sa tête. Adorateur du plaisir sous tous les noms et sous toutes les formes, il ne refusait à son dieu que ce qu'il ne pouvait pas lui donner. Ainsi se passa le matin de sa vie.

Lorsque son midi fut venu, il était loin des côtes, sur cette mer du monde toujours houleuse, toujours menaçante et si féconde en naufrages. Qui dira tous les écueils auxquels il toucha ? tous les courants qui l'entraînèrent ?

Lui-même, impuissant à l'exprimer, se contente de nous dire que sa navigation ne fut qu'un naufrage[1]. Innocence, piété, vertu, pureté de moeurs, héritage sacré de la maison paternelle, tout périt. Englouti lui-même dans cet océan de crimes, vainement il se débat, ses forces épuisées l'abandonnent, son courage s'éteint, il ne voit plus que l'instant fatal où l'abîme de l'éternité va s'ouvrir, se refermer et compter une victime de plus[2].

C'est à ce moment suprême que l'Étoile du Matin fait pénétrer jusqu'à lui un de ses doux rayons. A cette vue, un cri spontané, un cri d'alarme, le cri d'un homme enfin, blessé, meurtri, tombé au fond d'un abîme, s'échappe de sa poitrine oppressée. Hélas[3] ! ... Il se souvient de sa Mère, il se souvient de Marie ; il la conjure de le sauver, et Marie le sauve[4].

Or, c'est l'histoire de son naufrage, l'histoire de son salut, l'histoire de son coeur, de sa reconnaissance, de sa douleur, de sa joie, de sa confusion, de son amour, de son bonheur qu'il se raconte à lui-même, qu'il raconte à sa famille, qu'il raconte à Marie, qu'il voudrait raconter à toutes les générations[5].

Mais que dis-je ? il ne la raconte pas cette histoire, non ; il la soupire, il la chante, il la pleure, il la fait redire à toutes les voix de son âme. Voix du remords, voix de la confiance enfantine, voix de la crainte, voix de la piété filiale, voix de la douleur, voix du bonheur, voix de l'amour, voix de l'homme échappé du tombeau, indéfinissable harmonie qui déchire, qui caresse, qui ébranle toutes les fibres du cœur : voilà son livre.

Or, c'est ce livre, tel que nous n'en connaissons aucun, que nous publions aujourd'hui dans notre langue, et ce livre nous l'adressons à. nos contemporains, aux hommes de la génération formée.

Nés au sein des tempêtes, nourris au milieu des camps, saisis dès l'enfance et emportés par la succession rapide d'événements gigantesques, élevés tour à tour au faîte de la fortune et tombés dans l'abîme de l'oubli, victimes des passions d'autrui, victimes de nos propres passions, nous n'eûmes pas, nous ne pûmes pas avoir, comme les générations précédentes, filles de la paix, ces secours puissants de l'éducation religieuse et de la foi, qui, semblables à un double parapet, gardent le pèlerin de la vie des précipices dont la route est bordée. Est-il étonnant, dès lors, que nous soyons tombés ?

Le nom de Dieu, ce nom sacré qui épanouit le coeur naissant, comme l'astre du matin épanouit la nature, ne parvint à notre oreille qu'au bruit accusateur du sarcasme et de l'injure. Est-il étonnant que nous ne l'ayons pas aimé ?

Cependant l'homme est amour ; il faut un aliment à son cœur. Ne le cherchant point au ciel, nous le cherchâmes sur la terre. Est-il étonnant que nous ayons successivement mendié le bonheur à tout ce qui nous environne ?

Vaines prières ! toutes les créatures nous ont éconduits. Hélas ! nulle n'était assez riche pour nous donner l'aumône.

Alors les uns, prenant le monde à dégoût, sont descendus en eux-mêmes, et ils ont dit : Je serai mon dieu, en moi je trouverai le bonheur ; et ils ont adoré leurs pensées, et les rêves de leur imagination, et tous les penchants de leur cœur. Mais voilà qu'un feu soudain, le feu dévorant du doute, a consumé en un instant et l'autel, et le prêtre, et le dieu ; et le cri sinistre du désespoir a été entendu, et le sol s'est couvert de tombes ensanglantées, sur lesquelles on a lu ce mot, gravé avec la pointe d'un poignard : suicide !

Les autres ont pris une marche contraire. Craignant d'habiter en eux-mêmes, comme on craint d'habiter un lieu funeste, ils ont fui loin d'eux ; ils ont fermé la porte de leur âme, ils en ont jeté la clef. Puis ils sont venus, joyeux convives, s'asseoir au banquet de la vie.

Ils ont dit à l'or : Tu es mon dieu ; des affaires pour avoir de l'or, des plaisirs pour jouir de l'or : voilà leur symbole et leur loi ; voilà leurs pensées du jour et leurs rêves de la nuit.

Cependant, du milieu de leurs fêtes se sont échappés des soupirs ; de leurs palais dorés sont partis des voix plaintives, des imprécations, des cris de rage et de douleur. Je suis entré et je les ai vus; et leur visage était pâle, et leur front était soucieux, et leurs yeux étaient mornes, et leur parole était sèche et dure, et leurs lèvres étaient veuves de l'aimable sourire ; et, autour d'eux, comme le vautour cruel autour de sa proie, voltigeaient les noirs chagrins, et les dégoûts, et les ennuis, et les infirmités accourues avant le temps, et ils demandaient le repos à leur or, et ils se jetaient, pour le trouver, au sein de leurs plaisirs et de leurs affaires, et on eût dit qu'ils étaient tombés sur un lit- d'épines, ou sur des charbons brûlants, tant ils s'agitaient, tant ils maudissaient la vie.

Or, c'était grande pitié de voir tant de nobles âmes, tristes victimes des illusions du temps : et j'éprouvai tout ce qu'on éprouve en voyant souffrir un ami ; car je les aime, et je vis qu'elles souffraient beaucoup ; et une pensée augmentait ma peine. Hélas ! me disais-je, elles ne sont pas seules ! Combien d'autres âmes, non moins nobles, non moins aimées, qui souffrent ignorées et solitaires !

Ames infortunées ! compagnes de mon pèlerinage au travers de la vallée des larmes, qui que vous soyez, je vous plains, je vous plains beaucoup, car vos souffrances sont grandes.

Si ce petit ouvrage que je vous adresse parvient jusqu'à vous, ah ! ne le dédaignez pas. Il vous parlera d'un homme qui a passé par toutes vos douleurs ; cette lecture vous fera du bien. Il y a tant de sympathie entre les malheureux !

Il vous parlera d'une mère d'une mère ; de tous les objets de votre affection, le seul peut-être dont l'image ne soit pas décolorée ; le seul dont le souvenir fasse encore quelquefois palpiter de bonheur votre cœur malade, et couler de vos yeux de douces larmes. Il vous parlera d'une mère et de quelle mère ? De

cette Mère au regard clément, à la puissance infinie[6], à la bonté sans bornes, que nul n'invoqua jamais en vain, qui serre également dans ses bras Dieu et l'homme, et qui les appelle tous les deux mes fils !

Laissez donc, âmes souffrantes, laissez pénétrer jusqu'à vous ce messager d'espérance. Il a peu de choses à vous dire ; mais ce peu de choses peut rendre à votre front la sérénité ; à votre cœur la paix, la paix que vous cherchez en vain. De grâce, hommes de ce siècle, un moment sur tant de moments dont vous ne savez que faire ; un regard, du moins un seul regard vers le ciel, sur tant de regards abaissés vers la terre.

Vous avez prêté, naguère, une oreille si attentive à celte voix mélancolique et douce qui, s'échappant du fond d'un cachot, vous redisait les souffrances d'un pauvre prisonnier[7]. Vos entrailles se sont émues : ses douleurs, cependant, n'étaient pas les vôtres.

Aujourd'hui, c'est la voix d'un autre enfant de cette gracieuse Italie, qui, s'échappant du fond de l'abîme, vous redit des angoisses auxquelles vous n'êtes point étrangers. C'est la voix d'un de vos compagnons de malheur ; vos douleurs furent les siennes ; son bonheur peut être le vôtre : il vient vous dire comment. Votre oreille ne sera point sourde, votre cœur ne sera point froid; en vous parlant de lui, il vous parle de vous ; en vous parlant de sa mère, il vous parle de la vôtre, car il parle de Marie.


 

[1] Vado col peesiero riandando gli scorsi anui miei e veggo… Ahimè infelice, che veggo ! veggo ch'essi non furono, se non una serie funesta di vizj e di colpe, p. 24.

[2] Afflitto da un diluvio di mali, et già sul bordo d'orribili precipizj, che minacciavano d'ingojarmi, etc., p. 3.

[3] Oimè ! tel est le premier mot de son livre.

[4] Mi volsi a voi, come alla stella del mattino ; v'impegnai a salvarmi, e voi mi salvaste, p. 3 et 4.

[5] Ho scritto per me; ho scritto per la mia famiglia… per attestare in faccia a tutto il mondo le misericordie senza numero a me profuse dalla mano benefica di Maria Ss., e per consegnare, per quanto è in me, alla eternità un perpetuo monumento di mia riconoscenza, pag.11 et 12.

[6] Omnipotentia supplex.

[7] Silvio Pellico.